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Photo du rédacteurIvanie Legrain

DOSSIER : OÙ SONT LES FEMMES DANS L’INDUSTRIE DU RAP ?

Dans un milieu imprégné de misogynie et d’un manque cruel de représentation, s’imposer dans le rap en tant que femme est une tâche herculéenne. En février 2023, une étude du Centre National de la Musique venait confirmer l’hypothèse selon laquelle le règne des rappeuses est encore loin, et pour cause : malgré l’évolution de la scène rap actuelle, elles représentent à peine 10% de l’industrie.

Chilla, Bianca Costa, Davinhor, Le Juiice et Vicky R pour le documentaire "Reines" sur CANAL +

En 2022, Spotify désignait le rap comme le genre musical le plus écouté à l’international, faisant des artistes urbains les nouvelles têtes d’affiche du monde de la musique. Alors que les rappeurs dominent les charts, les rappeuses, elles, restent cantonnées à l’arrière de la scène. Les femmes ne sont pourtant pas inconnues au milieu. Elles se distinguent en tant que productrices, manageuses ou encore directrices artistiques et jouent un rôle prépondérant dans cet univers, comme Narjes Bahhar, responsable de la section chez Deezer. Si la sphère rap voit s’affirmer de plus en plus de figures féminines, force est de constater qu’elles restent minoritaires face à leurs homologues masculins.



LES ORIGINES D’UN MILIEU TOUJOURS PLUS MASCULIN

Comprendre la dimension masculine du rap, c'est revenir à ses débuts. Mouvement culturel né du hip-hop, le rap voit le jour dans les années 70 au cœur du Bronx à New-York. Il résulte d’un mélange de genres musicaux et de techniques comme le scratching ou l’utilisation de “breaks”, mais n’inclut pas encore de lyrics. Porté par des pionniers comme DJ Kool Herc, père fondateur des block parties, ce style va rapidement rassembler la jeunesse du Bronx et évoluer en un moyen d’expression artistique ; devenant le “Rhythm and Poetry” que l’on connaît aujourd’hui. À cette période marquée par les inégalités économiques et raciales, le rap est pour les populations afro-américaines et portoricaines de ce quartier un moyen de dénoncer les injustices. Malgré ce milieu masculin, quelques femmes parviennent à sortir du lot. C’est le cas de Sharon Green, dite Sha Rock, première à recevoir l’appellation de “MC” pour ses textes au sein du groupe Funky Four Plus One, fondé en 1979 et originaire du Bronx.


C’est avec les années 80 que l’industrie devient réellement masculine. L’âge d’or du rap voit naître une diversité de sous-genres qui vont se démarquer des textes engagés du Bronx. Parmi eux, le gangsta rap. Apparu à Los Angeles, souvent qualifié de “violent”, ce genre va bouleverser le monde du rap en favorisant des discours sur les gangs, la drogue et les armes. Le gangsta rap va rapidement s’associer à l’égotrip et donner lieu à des discours virilistes et phallocentriques, à l’instar de Dr. Dre dans sa chanson “Ain’t No Fun (If The Homies Can’t Have None)”, critiquée à sa sortie pour ses paroles misogynes. Si certains se démarquent comme 2Pac avec sa chanson “Keep Ya Head Up” qu’il décrivait comme une “hymne aux femmes”, le gangsta rap et l’égotrip vont largement se répandre dans le monde, jusqu’à devenir une norme encore prédominante dans la scène actuelle.



QUAND LES FEMMES RENCONTRENT LE RAP

En France comme aux États-Unis, le milieu du rap reste malgré lui fermé aux femmes. Alors qu’elle a mis fin à sa carrière en 2012, Diam’s reste une des seules rappeuses évoquées lorsque l’on effleure le sujet des femmes dans le rap. Pourtant, l'Hexagone a connu son lot de rappeuses. Saliha, interprète du titre “Enfants du ghetto” paru en 1990, se verra qualifiée de “première MC française” pour ses punchlines aiguisées, et sera rapidement suivie par Keny Arkana ou encore Casey, qui s’établiront surtout à la fin des années 90. À cette époque, l’industrie est encore largement influencée par le gangsta rap : pour s’imposer, ces rappeuses se présenteront alors comme les égales des rappeurs et adopteront leurs codes.

Casey au festival Break The Ice 2023 © Vosges Matin

C’est dans la deuxième moitié des années 1990 que naît réellement le rap produit par les femmes. Lil’ Kim, protégée de Notorious B.I.G, sera la première à le populariser avec son album Hardcore, paru en 1996 et resté dans les charts pendant plusieurs mois. Cultivant l’image de la femme forte en se qualifiant elle-même de “real bitch” et de “queen”, Lil’ Kim parviendra ainsi à créer un univers qui sera par la suite adopté par des icônes comme Nicki Minaj, Cardi B ou encore la rappeuse belge Shay. Pourtant, ce style de rap suscite depuis la controverse. Alors qu’on attend des rappeuses qu’elles soient l’incarnation même de la féminité, cette hypersexualisation les renvoie au rang de simples chanteuses, considérées comme trop éloignées des codes de la street pour mériter le titre de “rappeuses”. Leur moyen d’expression est qualifié d’antiféministe ou encore de pornographique, là où elles reproduisent simplement les clichés répandus par les rappeurs, et ce pour mieux les renverser.

Shay © Les Flammes

LE RAP POUR TOUS, SAUF POUR LES FEMMES

Né pour porter la voix des minorités, le rap ne porte pourtant pas celle des femmes. Dans l’écriture comme dans l’écoute, la misogynie n’a pas épargné le milieu. Tandis que certains rappeurs au flow questionnable font l’unanimité de par l’image qu’ils renvoient, le talent des rappeuses est lui constamment remis en question. En 2021 pour l’émission Par les temps qui courent de France Culture, la rappeuse et musicienne Zinée s’exprimait sur cette pression que subissent les femmes dans l’industrie du rap : “Au début, les gens se moquaient un peu de moi, à cause de ma voix aigüe et un peu fluette, alors j’ai pris des cours de chant”. Ce stéréotype selon lequel les voix des femmes ne sont pas faites pour le rap perdure auprès du public. Interrogé sur les rappeuses dans un micro trottoir réalisé par France Inter, un jeune expliquait : “Elles chantent toujours un peu, donc [...] on voit pas trop de filles rappeuses qui rappent vraiment [...] J’suis pas friand de rap féminin parce que j’suis un mec vraiment pur et dur, et dans ce délire-là les meufs elles dénoncent beaucoup de trucs de meufs”. Difficile donc de se faire une place dans le rap, quand on ne possède ni la street cred des hommes, ni le désir d’écrire des textes misogynes.


Avec le mouvement #MeToo, les années 2020 vont permettre à une nouvelle génération de rappeuses de s’épanouir, comme Chilla ou encore Oxytocine (dite oXni), respectivement connues pour leurs titres Si j’étais un homme et Les Baisers Volés. Les textes féministes ont toujours existé, en témoigne le titre We’re at war du groupe de punk-rap Straight Royeur dont faisait partie Virginie Despentes dans les années 90, mais ce sont ces rappeuses qui vont réellement ouvrir la voie à un rap engagé et s’opposant à la misogynie ambiante de l’industrie. En mai 2023, la rappeuse Nayra s’attaquait au monde du rap dans sa chanson Ego-Tripes où l’on retrouve des lyrics comme “tu nous parles de brolique arrêtе ton cinéma”, ou encore “fuck l'industrie c'est trop instable, parle moi de rap féminin on se tape”. Cette appellation, souvent entendue et qui sous-entend que le rap “masculin” serait la norme, avait aussi été discréditée par Meryl dans une interview où elle expliquait : “le rap féminin, ça n'existe pas, ça veut rien dire”.


Si les femmes sont présentes dans le rap en tant que toplineuses ou ghostwriteurs, comme Meryl qui a notamment travaillé sur l’album JVLIVS II de SCH, la sous-représentation des rappeuses persiste, accentuée par leur manque de mise en avant par les médias. Malgré les quelques voix qui s’élèvent, le gangsta rap et l’égotrip ont la peau dure. En mai 2023 lors de la cérémonie Les Flammes créée pour célébrer les cultures populaires, seules deux artistes féminines avaient été invitées à performer, face à une dizaine de rappeurs mainstream comme Gazo et Damso, qui avaient d’ailleurs interprété leur titre “La Rue”.

Meryl aux Paradis Artificiels 2023 © @anndidntfallasleep pour WRAP

LA NEW WAVE, UN TREMPLIN POUR LES RAPPEUSES ?

L’industrie du rap français n’avait jamais été aussi libre depuis ces dernières années. La nouvelle scène regorge d’artistes aux styles innovants, portés par une pluralité d’influences musicales. Loin des normes autrefois imposées par le milieu, la nouvelle génération d’artistes repousse les frontières du rap. Avec leurs identités bien définies, ceux qui se sont imposés comme la “New Wave”, la nouvelle vague du rap français, ont donné un nouveau souffle à la scène actuelle. Des rappeurs comme Khali ou encore Mairo se sont démarqués de par leur créativité mais aussi grâce à leurs discours plus proches de la réalité. On pense notamment au titre 3 Meufs de H JeuneCrack, où il évoque avec légèreté ses problèmes au travail et son amour pour sa copine.


La New Wave n’a pas seulement permis d’éloigner les clichés tenaces du gangsta rap, elle a aussi ouvert la porte à de nombreuses collaborations entre les artistes, sans distinction de genre. L’année 2023 a vu naître le projet LETS GO de Push & Gio où l’on retrouve notamment la rappeuse BabySolo33 ; mais surtout l’album commun Des perles et des cendres de La Place, coproduit par A2h et largement alimenté par les rappeuses Lafleyne, Angie et Ash to the eye. Pour Narjes Bahhar, la New Wave est réellement une occasion pour les femmes de briller dans le rap : “C’est devenu essentiel à mon métier d’accompagner toutes ces artistes féminines”. Pour la 4e édition de la mixtape collaborative de Deezer intitulée La Relève, elle a réussi l’exploit d’amener sur le projet cinq rappeuses, notamment Kay The Prodigy, adepte du DMV et protégée de Mezzo Millo. Comme en témoigne son titre percutant ESKIV produit pour La Relève, celle qui s’est construit une réputation de kickeuse sur la scène émergente n’a plus rien à envier aux grands. Et elle n’est pas la seule.

La Relève 2023 © Deezer

L’avènement de la New Wave a ouvert la voie à des rappeuses talentueuses. Alliant des sonorités pouvant aller de la soul aussi bien qu’à la trap et des techniques comme l’autotune signature de Lala &ce ou l’overlap flow de Kay, ces artistes ont réconcilié le public avec le rap produit par les femmes. Si le chemin est encore long, l’année 2023 a permis aux rappeuses de s’imposer, notamment dans les festivals où elles ont été bien plus nombreuses que lors des précédentes éditions. En featuring ou en solo, les artistes féminines l’ont bien fait comprendre : la nouvelle école, c’est elles.





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